Culture 27 déc. 6h51
Hank Williams, la substantifiquemoelle
Trois coffrets exhument 150 inédits de l’ange déchu du blues blanc, disparu en 1953. Histoire d’une rédemption.
Yves Bigot
Hank Williams Coffret 3 CD : The Unreleased Recordings, Time Life (Sony BMG).
Si vous voulez savoir ce qu’écoutent en ce moment Bob Dylan, Bruce Springsteen - et sans doute des centaines d’autres auteurs et interprètes de musique américaine, de Keith Richards à Leonard Cohen en passant par Bono et Nick Cave - intéressez-vous au coffret événement de trois CD inédits du Shakespeare bouseux, l’inestimable et on ne peut plus tragique Hank Williams.
Morphine. Mort à 29 ans à l’arrière de sa Cadillac bleue sur le parking d’une station-service de Virginie-Occidentale, dans la nuit du nouvel an 1953, d’une overdose présumée de morphine et de bière (lire page suivante), Hank Williams fut la première victime «live fast, love hard, die young», du style de vie «on the road again», sexe, drogue et rock’n’roll, même si, formellement, ce dernier était plus souvent western swing, blues, gospel, cajun et folk.
Grande gigue émaciée, colonne vertébrale déglinguée et dentition fossile, ce white thrash paupérisé de l’Alabama élevé dans l’Amérique de la Grande Dépression puis de la Seconde Guerre mondiale, a, en seulement six ans de véritable carrière, révolutionné et inventé la musique du XXe siècle, faisant de la country le blues de l’homme blanc, aussi direct que son modèle. Comment dire qu’au-delà de rares exceptions festives comme Lovesick Blues, les chansons de Hank Williams sont de pures expressions de souffrance métaphysique : I’m So Lonesome I Could Cry, I’ll Never Get Out of This World Alive, Alone and Forsaken, Cold Cold Heart, pour ne citer que quelques titres…
Tubes. C’est dire si cette première livraison de 54 enregistrements du bonhomme, réalisés en 1951 pour un programme radio de Nashville d’un quart d’heure, diffusés chaque matin à 7 h 15 sur WSN-AM, à destination d’un public pauvre et rural qui venait souvent tout juste d’obtenir l’électricité, et miraculeusement préservés par un technicien, possède, à l’instar des Bootleg Series de Bob Dylan ou de l’Anthology des Beatles, un caractère aussi essentiel qu’inespéré. On y retrouve ses tubes honky tonk incontournables du moment, notamment Hey Good-Lookin’, qui lui permet de saluer les parrains (la farine Mother’s Best), et 28 morceaux jamais gravés ailleurs. Unc’ Hank y scanne, de son baryton chaleureux et nasal, plaintif, tous les genres américains existants. On passe ainsi du folk appalachien (On Top of Old Smoky) à un proto rockabilly visionnaire (Cherokee Boogie), du gothique sudiste de The Blind Child’s Prayer au gospel de Dust on the Bible, des prières qu’il enregistre pour sa carrière protestante parallèle sous le pseudonyme de Luke The Drifter (Where He Leads Me) à des classiques comme When the Saints Go Marchin’ in et Blue Eyes Cryin’ in the Rain que populariseront bien plus tard Willie Nelson et, ici, Bashung.
Whisky. D’un style à l’autre, la même tristesse constituante, ce blues foncier enseigné techniquement dans les rues de Greenville par son vieux voisin noir, Tee-Tot (Rufus Payne), qui lui apprit la guitare, et la vie (le père de Hank était invalide de guerre, sa mère tenait une pension de famille mal fréquentée). Peine entretenue au quotidien par une douleur incurable (on comprit, après sa mort, que la moelle épinière de ce Malcolm Lowry de la musique populaire s’échappait de sa colonne vertébrale), que seuls le whisky et l’hydrate de chlorate apaisaient un peu, sans compter une femme insupportable, Audrey, infidèle, dépensière et jalouse de son talent comme de son succès, obsédée par la réussite de sa propre et improbable carrière de chanteuse.
Enfermé dans le cycle infernal de la tentation et de la foi sudiste (péché/remords/rechute), fêtard à la nuit d’autant plus déterminée qu’il la traverse avec la conscience de la sentence du petit matin, Hank Williams, porteur d’une simplicité et d’une puissance réellement bibliques, auditeur de la condition humaine, ne s’imagine jamais autrement que comme interprète de sa communauté.
Première rock star, avant même que le rock ne prenne connaissance de sa propre existence, adulé par des foules pour lesquelles il oublie parfois de se déplacer (ou ne se trouve pas en état de les satisfaire), il profitait de la liberté offerte par la radio pour se rappeler son appartenance : «Les chansons, populaires comme traditionnelles, expriment les rêves et les prières et les espoirs des travailleurs», affirmait-il.
Excellemment accompagné par ses Drifting Cowboys (guitare, pedal steel, fiddle et contrebasse), avec une qualité sonore et une présence vocale très satisfaisantes, c’est ce qu’il présente ici, en premier fascinant panorama - deux autres volumes sont d’ores et déjà annoncés, totalisant 143 morceaux - non seulement de ses propres influences, mais de (presque) toute la glorieuse musique américaine d’avant le rock. A peu de chose près, la musique que Bob Dylan diffuse hebdomadairement aujourd’hui dans sa propre émission, Theme Time Radio Hour.
Cap comentari:
Publica un comentari a l'entrada